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Le numérique en agriculture, entre tremplin ou leurre vers des pratiques plus responsables ?

L’avènement du numérique en agriculture marque, pour certains, l’entrée dans une nouvelle révolution agricole, d’ampleur et d’impact aussi importants que la Révolution verte (caractérisée par la moto-mécanisation et les intrants chimiques). Tracteurs connectés, robots de désherbage, drones au service de l’environnement, satellites ou encore intelligence artificielle, le numérique s’apprête à marquer le monde agricole, mais celui-ci est-il vraiment prêt à rentrer dans une nouvelle ère ?

L’entrée dans l’ère du numérique en agriculture

Depuis le début des années 2000, le numérique a fait sa place dans le monde agricole. Comme le souligne le gouvernement dans un récent rapport « Agriculture et numérique » (2022), le numérique semble être une solution pour développer une plus grande résilience alimentaire et aider à l’accélération de la transition agricole. Plusieurs axes d’amélioration sont ciblés :

  • une amélioration des conditions de travail avec moins de pénibilité,
  • une amélioration de la productivité et de la rentabilité
  • apporter des réponses pour la transition agro-écologique et climatique des exploitations

Mais ça veut dire quoi « numérique » dans la ferme France ?

Le numérique rassemble un grand nombre d’outils et d’applications, autour des technologies de l’information et de la communication. Les outils et services digitaux se multiplient, avec l’utilisation de données en masse et d’algorithmes pour remplacer, automatiser ou faciliter des opérations anciennement humaines, ou pour créer de nouveaux usages.

Dans le large spectre du numérique, on peut compter :

  • les outils de modélisation, d’aide à la décision, outils d’analyse, les algorithmes, et tout ce qui rentre dans la grande catégorie (souvent mal définie) de l’intelligence artificielle
  • les outils connectés : capteurs, Internet des objets IoT, automates
  • les robots
  • les outils de communication et d’échanges quotidiens : mails, messageries, marketing digital, mais aussi tout ce qui permet la formation en ligne (Youtube, podcasts, …)

Le numérique se développe sur la base du réseau mobile et web. Comme présenté dans le rapport cité, plus de 95% des exploitations agricoles sont couvertes en 2020 par le réseau mobile et 86 % des agriculteurs consultent internet.

Le numérique, une réponse aux crises actuelles ?

L’agriculture est à la fois source et victime du réchauffement climatique (Rapport du Giec, 2022). Le secteur se confronte également à de graves crises de pollution et de gestion des ressources. L’épuisement des ressources contribue à une augmentation des charges agricoles, et à l’augmentation des aléas, des incertitudes.

Les crises s’accélèrent et le monde agricole a besoin de nouveaux outils pour se réinventer et pour ne pas poursuivre sa précarisation. Jérémie Wainstain (Mettre les mathématiques au service de la transition agricole) souligne que les modélisations mathématiques mais aussi l’usage de nouvelles technologie numériques pourraient venir en aide au pilotage d’une agriculture de plus en plus technique et ayant besoin de sortir des énergies fossiles.

Ce même article cite une étude RTE (Réseau de transport d’électricité) comme un bon exemple de l’utilité de ces modèles. L’étude propose des scénarios chiffrés de production et de consommation d’énergie sur une période de 30 ans. Les technologies numériques sont ici une aide pour concilier production alimentaire, protection de l’environnement, changement climatique et gestion des ressources. Elles doivent servir aux agriculteurs mais aussi à ceux qui les accompagnent en apportant de nouveaux outils d’expertises et des scénarios globaux, systémiques.

C’est l’insécurité alimentaire qui pousse les politiques publics à investir dans le numérique pour pouvoir prédire des scénarios et mesurer l’impact des décisions prises.

Le numérique pour faciliter la vie des agriculteurs

En partageant des savoirs…

Le numérique participe à la transmission du savoir. Youtube est aujourd’hui une plateforme de formation technique et économique agricole de premier plan, avec des formations, historiquement diffusées en petits comités, qui sont largement diffusées et visionnées.

Des outils, méthodes et logiciels libre ou opensource sont développés par des acteurs engagés pour partager des méthodes, des savoir-faire et des outils de gestion avec les producteurs : gestion comptable, circuits courts, outils de diagnostics de ferme, guides d’autoconstruction. Ces outils, souvent collaboratifs ou communautaires, participent à l’échange de pratiques et à l’aide à la décision sur les exploitations. On peut citer l’Atelier Paysan (ses formations, ses plans, son logiciel Qrop), le logiciel libre AmaPress ou des approches de l’IoT opensource pour le pilotage des serres. La question de l’autonomie des acteurs dans leur connaissances et dans la gestion de l’exploitation est au cœur de ces démarches.

Et en réduisant la pénibilité du travail

La réduction de la pénibilité du travail est l’argument phare de la robotisation de l’agriculture. En 2018, plus de 10 000 robots sont utilisés en élevage (8000 robots de traite, 2000 racleurs/aspirateurs de lisier) sont utilisés, pour seulement quelques centaines de robots agricoles (désherbage, tonte en maraîchage), selon Nina Lachia dans Usage des robots en Agriculture, 2018.

Ces robots facilitent le travail agricoles, limitent les astreintes grâce à des capteurs et des alertes, peuvent travailler sans contrainte horaire ni congés, et peuvent remplacer la main d’œuvre sur des tâches ingrates. Par exemple, la start-up NéoFarm, crée des fermes agroécologiques et technologiques = des fermes maraîchères avec des robots de semis, plantation, désherbage pour alléger les tâches répétitives quotidiennes des producteurs. Un projet ambitieux qui incarne bien le transfert en cours du travail vivant (les hommes, une charge comptable) vers le travail mort (machines, intrants chimiques, algorithmes, des investissements).

Un secteur économique en plein développement : fournisseurs, startups

Le numérique est une opportunité économique considérable en agriculture, sans-doute plus pour les fournisseurs et les filières que pour les producteurs eux-même. Le plan de développement du numérique par le Ministère de l’agriculture en 2022 vise à développer un écosystème numérique et « Tech » (AgriTech, FoodTech) favorable au secteur agricole. 7 actions sont mises en avant :

  1. Numérique et formation dans l’enseignement et le conseil agricole
  2. Mobiliser la R&D pour gérer des systèmes agricoles et alimentaire qui se complexifient
  3. La gestion des données au cœur du développement du numérique en agriculture
  4. Accompagner les entreprises de l’AgriTech
  5. Lever les freins réglementaires pour les créateurs d’équipements agricoles
  6. Créer de la valeur par le numérique dans la chaîne alimentaire
  7. Soutenir la French AgriTech à construire les outils dont les agriculteurs ont besoin

C’est donc le secteur qui est visé par le programme, les producteurs devant être bénéficiaires indirects des innovations chez les fournisseurs, conseillers, équipementiers, … On peut citer Agreenculture et Naïo Technologies, lauréates de la French AgriTech20, qui conçoivent de la robotique au service de l’agriculture (Voici les 22 start-up lauréates du French Tech Agri20, L’Usine Digitale, 2022). 

Dangers et limites des technologies numériques

Comme toute technologie, comme toute innovation, le numérique a ses limites. Le numérique se veut comme source de productivité et de rentabilité pour une production plus durable dans un environnement plus sain. L’enjeu reste de savoir sur quel(s) acteur(s) de la filière seront dirigés les gains de ces technologies.

D’un point de vue économique, le coût des solutions numériques se calcule souvent par des abonnements, des coûts de licences récurrents pour utiliser les services, les mises à jour, le support technique. Se rajoutent souvent des coûts initiaux (achat d’un robot, paramétrage d’un logiciel). Certains agriculteurs sont aussi méfiants vis-à-vis de ces technologies qu’ils ne comprennent pas ou qui ne sont pas considérés comme des technologies matures.

D’un point de vue environnemental, les technologies, notamment les robots, nécessitent actuellement une certaine homogénéité des parcelles. Cette standardisation de la production peut paraitre antagoniste à la volonté affichée de diversifier les écosystèmes, de développer l’agro-écologie (L’agriculture 4.0 peut-elle être responsable, 2022).

Quelle autonomie demain pour les agriculteurs ?

Les algorithmes, les modèles se perfectionnent, d’une part, grâce au travail acharné des développeurs, mais aussi grâce aux masses de données récoltées sur différentes fermes pour affiner ces modèles. La puissance des modèles et la logique, économique et technique, qui les sous-tend, peut créer une dépendance chez les producteurs comme le montre le cas John Deere. Le fabricant de tracteurs autonomes réserve la réparation des tracteurs à ses propres concessionnaires, limitant l’autonomie des producteurs et augmentant les délais de réparation.

Le numérique entraîne le brassage de grandes quantités de données agricoles. Des questions économiques, juridiques (protection des données personnelles), éthiques (influence et intervention sur le marché par les GAFAM avec le cloud par exemple) se posent. Cela risque d’apporter non seulement une dépendance aux machines mais aussi aux géants internationaux qui cultivent les données privées et font accroître le risque de cyberattaques. (cf note Les grands enjeux de l’agriculture numérique : équipements, modèles agricoles, big data du Ministère de l’Agriculture).

Par ailleurs, selon l’ADEME, la pollution numérique engendre jusqu’à 2,5 % des émissions de CO2 en France et pourrait augmenter à 5 % d’ici 2035. Un enjeu réel pour des technologies présentées comme responsables.lui aussi, énormément de pollution.

Quelles pistes pour un numérique durable au service des paysans ?

Le numérique a de sérieux atouts à mettre en avant pour fluidifier les process administratifs, pour optimiser la gestion de l’exploitation, pour réduire la pénibilité du travail agricole, pour améliorer la qualité, pour traiter de grandes quantités de données et aider à la décision.

Mais encore faut-il savoir ce qu’il y a derrière, ce qu’on peut en attendre, comment cela fonctionne, quels sont les modèles économiques des prestataires, etc.

Ainsi, pour ne pas créer une dépendance ou de faux espoirs dans ces secteurs aux enjeux économiques et financiers majeurs, il est indispensable de former les acteurs du monde agricole au numérique, à ses technologies, aux alternatives libres disponibles, aux risques sur les données. Ce sont des enjeux majeurs pour les fermes, et pourtant, des logiques bien éloignées de la réalité quotidienne des exploitations. Réduire la fracture numérique en agriculture sera un gage de durabilité des modèles.

Enfin, dans un monde très changeant (climat, conflits, économie, ressources), posons-nous la question des investissements numériques qui sont réellement résilients et qui peuvent accompagner l’évolution des exploitations agricoles dans des contextes incertains.

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