Quels indicateurs économiques pour comparer l’agriculture familiale aux autres formes d’agricultures ?
L’agriculture familiale est un modèle d’exploitation largement répandu dans le monde, bien que de plus en plus remplacé par des formes agricoles patronales ou capitalistes. A l’occasion de l’Année Internationale de l’Agriculture Familiale en 2014, l’agriculture familiale cherche à faire reconnaître ses capacités en matière de développement durable, sécurité alimentaire ou encore la réduction de la pauvreté, notamment lors de l’année internationale de l’agriculture familiale en 2014.
Mais comment soutenir ce système quand la plupart des décideurs politiques et acteurs économiques restent certains de l’efficacité économique des exploitations agricoles de grande taille et du nécessaire accroissement de la production agricole à l’échelle mondiale ?
Hubert Cochet, Professeur d’Agriculture Comparée à AgroParisTech, présente des outils d’évaluation comparée des différents systèmes dans son article Controverses sur l’efficacité économique des agricultures familiales : indicateurs pour une comparaison rigoureuse avec d’autres agricultures publié en 2015.
Différents types de gestion agricole
Dans son article, Hubert Cochet distingue plusieurs formes de gestion agricole, selon les liens entre capital et travail.
- L’agriculture familiale désigne une forme de production agricole dans lequel le travail agricole est entièrement effectué par des membres de la famille proche ou élargie qui détiennent le capital d’exploitation.
- Lorsque le propriétaire n’effectue plus les tâches et rémunère quelqu’un d’autre pour les faire, il y a séparation capital-travail et on a alors une entreprise agricole dite capitaliste. En effet, « Dès lors que, […] le propriétaire du capital mis en jeu dans le processus productif ne participe plus ou peu au travail et que celui-ci est effectué par une main-d’œuvre salariée ou rémunérée à la tâche, la séparation capital-travail est complète et le fonctionnement de l’exploitation se rapproche de celui des entreprises capitalistes œuvrant dans les autres secteurs de l’économie.«
- Entre ces deux types d’agriculture, se dessinent toute une diversité de formes de production. Ce qui amène à définir des exploitations patronales « dans lesquelles la force de travail familiale est mobilisée conjointement avec celle d’ouvriers agricoles embauchés de façon saisonnière ou à temps complet (Dufumier et Bergeret, 2002 ; Cochet, 2011). »
Des réalités et des logiques entrepreneuriales différentes
Ces différentes formes de production diffèrent par leurs objectifs et par leur gestion. Les avantages et inconvénients associés à chacune des formes ne sont pas nécessairement du même registre (cf tableau ci-dessous). A partir de là, comparer rigoureusement l’efficacité économique, environnementale ou sociale des fermes familiales et des fermes capitalistes peut s’avérer complexe.
Agriculture familiale | Agriculture capitaliste | |
Avantages associés | > Production alimentaire de qualité >Intensive en travail par unité de surface, créatrice d’emploi, lutte contre la pauvreté rurale > Intégrée à son écosystème | > Efficacité économique > Investissements plus importants (Moto-mécanisation > Plus grande spécialisation > Salariat |
Inconvénients associés | > Majoritairement des exploitations de petites taille > accès limité au capital, à l’investissement > plus grande précarité | > Moindre transparence des transactions foncières > Exportation des productions agricoles, cultures de rente > Moindre attention aux ressources locales, à l’environnement, à la biodiversité |
Le besoin de comparer rigoureusement
Les divergences entre modèles capitalistes et familiaux a amené leurs promoteurs respectifs à développer des indicateurs adaptés ou en faveur de leur agriculture de référence.
L’efficacité économique des exploitations agricoles familiales est jugée au travers de la rentabilité jusque dans les années 1990-2000, époque où le critère du développement durable rentre en compte. L’économie n’est alors plus le seul critère pour mesurer la performance et on cherche à évaluer et valoriser la multifonctionnalité de l’agriculture, et son rôle global sur le territoire. Une autre dualité se met en place, opposant une agriculture productiviste à une agriculture paysanne, une agriculture de profit à une agriculture plus durable, plus intégrée.
Dans ce cas, comment comparer les deux types d’agriculture quand les logiques conceptuelles et économiques ne sont pas les mêmes ? La comparaison apparaît complexe et risque de cantonner l’agriculture familiale à ses « externalités » (avec un risque de marginalisation). Il est donc essentiel d’avoir des indicateurs économiques concrets partagés entre les différentes formes agricoles.
Pour l’auteur, une bonne comparaison valide deux conditions :
- Comparer à l’échelle d’un territoire donné, dans des conditions géographiques, agro-économiques et historiques données
- Revenir aux fondements de l’économie, c’est-à-dire la valeur ajoutée et la notion de rendement (et faire la différence avec la productivité)
Définitions des indicateurs
Hubert Cochet (re)définit des termes utilisés couramment sans grande précision, comme base de la comparaison.
- Rendement : indicateur d’efficacité technique. quantité de production par unité de surface ou par animal (mesuré en quantité physique). Le rendement peut comptabiliser les quantités produites en culture pure ou en cultures associées.
- Productivité : indicateur d’efficacité économique. Production physique par travailleur ou journée de travail
- Facteurs de production : en agriculture, les ressources nécessaires à la mise en oeuvre de la production, principalement le travail, le capital et la terre
- Productivité des facteurs de production : au delà de la productivité du travail, présentée plus haut, sont définis la productivité du capital (la valeur ajoutée par unité de capital) et la productivité de la terre (valeur ajoutée produite par hectare).
A partir de ces termes, on peut calculer une valeur ajoutée :
- La valeur ajoutée est la richesse produite lors du processus de production. La valeur ajoutée mesurée pour un actif agricole et par an mesure l’efficacité économique d’un travailleur dans un système de production donné et exprime ainsi la productivité globale du travail.
- Coût d’opportunité du travail : critère de choix d’affectation de la force de travail disponible à telle ou telle activité complémentaire ou concurrente, au sein ou en dehors de l’exploitation (Cochet, 2011a).
Hubert Cochet insiste sur la différence (souvent oubliée) entre rendement (indicateur d’efficacité technique) et productivité (indicateur d’efficacité économique). Cette confusion sémantique fréquente entre productivité et rendement a notamment eu pour effet de servir un discours et des politiques favorables aux exploitations capitalistes, « modernes », techniques, productivistes.
Pour comparer efficacement, il faut donc, selon l’auteur, replacer la valeur ajoutée nette et la productivité des facteurs de production pour calculer correctement les performances économiques. La valeur ajoutée est une composante essentielle pour comparer car elle permet de comparer les résultats de différents types d’unités de production. Le processus productif peut être déterminé par la valeur ajoutée et la productivité des facteurs.
La valeur ajoutée se partage en plusieurs modalités :
- Loyer de la terre
- Rémunération de la main d’œuvre extérieur
- Intérêts sur le capital empruntés
- Taxes sur le foncier et revenu agricole
- Ces modalités expriment la rémunération respective des différents facteurs de production et permet de montrer la répartition de la valeur ajoutée entre capital et travail.
La productivité de travail change en fonction de si elle est exprimée en heures ou en journées et si le travail est fait par un travailleur ou un actif agricole. C’est le côté saisonnier du travail agricole qui modifie les résultats.
Le revenu agricole dans l’agriculture familiale est le critère qui permet de déterminer si l’exploitation peut se développer. Le revenu agricole exprime la valeur ajoutée qui est affectée à la rémunération de la force de travail de la famille (le revenu).
Dans les firmes, c’est la rémunération du capital qui est essentielle et non plus le revenu agricole. Pour une maximisation du profit, les firmes privilégient des méthodes défavorables/concurrentes à la rémunération du travail.
Le but de l’agriculture capitaliste est la rentabilité financière, celui de l’agriculture familiale est l’accroissement de la productivité du travail.
Trois critères pour comparer réellement l’efficacité économique des formes d’agriculture
Hubert Cochet montre que, pour une comparaison rigoureuse de l’efficacité économique de formes bien distinctes d’agriculture, il faut se baser sur trois critères :
- L’étude du processus de création de la valeur ajoutée
- La mesure de la productivité des facteurs
- L’analyse de la répartition de la valeur
On constate alors que le niveau de production de ces formes d’agricultures familiales, leur valeur ajoutée, la productivité de la terre et la création de revenus sont souvent sous-estimés. Les exploitations de plus petites tailles produisent plus de richesse par unité de surface car elles sont plus intensives en travail.
Citons l’auteur pour conclure :
Valeur ajoutée nette et productivité des facteurs de production devraient donc être replacées au centre de toute comparaison rigoureuse des performances économiques entre les différentes formes d’agriculture présentes conjointement dans la même région et servir de base aux comparaisons internationales. Ce faisant, on découvre dans de très nombreuses situations […] que, contrairement au credo dominant, c’est souvent dans les exploitations agricoles de taille modeste que, dans une région donnée, la productivité de la terre (valeur ajoutée nette/surface agricole utile) est de loin supérieure, et que les incantations appelant à une amélioration de la productivité agricole (confondue, comme on le sait, avec le rendement…) n’ont guère de sens tant que le mot « productivité » est utilisé à tort et à travers…
Hubert Cochet
COCHET Hubert, « Controverses sur l’efficacité économique des agricultures familiales : indicateurs pour une comparaison rigoureuse avec d’autres agricultures », Revue Tiers Monde, 2015/1 (n° 221), p. 9-25. DOI : 10.3917/rtm.221.0009. URL : https://www.cairn.info/revue-tiers-monde-2015-1-page-9.htm
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