The A-Myth, revisiter le mythe de l’entreprise, version agricole
J’ai découvert récemment le livre The E-Myth, le mythe de l’entrepreneur revisité, de Michael Gerber. L’auteur le présente comme un guide indispensable pour comprendre et construire une entreprise viable, sans se consumer.
Indispensable, je ne sais pas, mais en tout cas, très intéressant pour repenser l’organisation des petites entreprises (même quand on est seul.e dans l’entreprise). Et j’y vois plusieurs parallèles avec les dynamiques agricoles actuelles.
Le livre se concentre donc sur un message : en tant que propriétaire d’une entreprise, il ne faut pas seulement travailler dans l’entreprise, mais aussi sur l’entreprise.
L’histoire d’une entreprise qui grandit…
Dans l’enfance de l’entreprise, l’entrepreneur fait tout, ça marche bien, ça se développe. Puis le succès peut entraîner une surcharge de travail, qui entraine des erreurs, et l’entrepreneur est débordé et ses clients constatent une baisse de la qualité.
Dans les hypothèses de l’auteur, une entreprise doit grandir (ça peut se discuter…). Et donc, si l’entreprise grandit, elle dépasse les capacités de son propriétaire-fondateur.
Plusieurs options s’offrent alors :
- rester ou redevenir petit. L’entrepreneur possède alors plus un emploi qu’une entreprise. L’auteur présente ça comme une prison, comme une situation qui devient une corvée. Car si l’entrepreneur s’arrête, rien ni personne ne génère de revenu. la situation peut se stabiliser, mais l’entrepreneur doit être présent en permanence pour que ça tourne. L’entreprise le consume, tout comme la peur de perdre l’entreprise.
- grandir en étoffant l’équipe sans avoir pris de hauteur stratégique. Dans ce cas, l’entrepreneur recrute pour faire faire ce que l’on ne veut pas ou que l’on ne sait pas faire. C’est un management par abdication. La situation conduit souvent à une mauvaise gestion car la délégation n’est pas assez claire et orientée vers un objectif commun, et donc à la faillite. (pour le moment, on n’est pas sur des perspectives super joyeuses).
- la maturité, stade et objectif ultimes pour l’auteur. Dans ce cas, l’entrepreneur 1) a une vision de ce à quoi ressemblera l’entreprise dans les années qui viennent, 2) a une image claire de son fonctionnement, et 3) agit au quotidien en cohérence avec la vision et le fonctionnement projetés.
C’est là que Michael Gerber introduit différentes postures du propriétaire d’entreprise.
Dissocier les rôles, même (surtout !) quand on est tout seul
L’entrepreneur, les mains dans le cambouis, indispensable sur toutes les actions et les décisions, est en posture de technicien propriétaire d’entreprise. Il a une vision technique, tronquée, il voit l’entreprise d’en bas. Mais l’entreprise n’est pas une addition de tâches à réaliser…
La mission du propriétaire d’entreprise est d’anticiper, de se préparer et de préparer l’entreprise à grandir. Pour l’auteur, le chef d’entreprise doit créer une entreprise qui fonctionne non grâce à lui, mais sans lui !
Michael Gerber identifie 3 postures complémentaires dans l’entreprise :
- Le technicien : celui qui fait, il ne s’agit pas de rêver les choses, mais de les créer.
- Le manager : pragmatique, il planifie, organise, prévoit.
- L’entrepreneur : il vit dans le futur, il construit la vision de l’entreprise, mais peut parfois se projeter si loin qu’il a du mal à emmener les autres dans les projets.
Pour l’entrepreneur, le monde actuel est façonne d’après sa vision. pour le technicien, le futur est façonné d’après le monde actuel.
Ces 3 profils, ces trois postures sont complémentaires et présentes, à des degrés variés, dans chacun et chacune des créateurs d’entreprises. L’auteur propose de bien dissocier ces rôles au sein d’une journée, d’une semaine pour prendre conscience des moments où l’on produit, des moments où l’on organise et des moments où l’on se projette. Car être constamment sur les 3 tableaux n’est pas très efficace.
Considérer son entreprise comme un modèle, un système réplicable pour en optimiser les flux
L’entreprise n’est pas la vie du chef d’entreprise. C’est un organisme indépendant qui n’a qu’une fonction : trouver et garder des clients.
Pour Michael Gerber, en tant que propriétaire d’entreprise, notre principal produit n’est pas ce que l’on vend (produits, services, …), mais c’est la manière dont elle le vend. Autrement dit, notre attention ne doit pas se focaliser sur le produit ou le service final, mais sur l’entreprise elle-même.
L’auteur introduit alors la notion de franchise. Comme McDonald’s avec ses multiples magasins franchisés. Les premiers clients de la firme McDonald’s ne sont pas les mangeurs de burgers, mais les entrepreneurs qui achètent le droit d’utiliser la marque, les techniques, les produits et services McDonald’s en devenant franchisés.
Alors, non, l’objectif n’est pas que toutes les fermes et les PME de l’alimentaire deviennent des multinationales franchisées. 🚜🚜🚜
Mais cette approche permet de remettre l’attention et le travail sur l’organisation, le fonctionnement, les process d’une entreprise, au lieu de se focaliser sur le seul produit fini. Ainsi, on étudie l’efficacité et l’adéquation avec le projet du chef d’entreprise à toutes les étapes, dans tous les métiers. L’auteur invite le chef d’entreprise à faire comme si son entreprise était le prototype de milliers d’autres entités comme elle.
On peut donc modéliser son entreprise, la considérer comme un système.
Une entreprise basée sur des systèmes, qui dépend moins du facteur humain
Que l’on vise l’expansion (franchise) ou le maintient à une taille réduite, l’approche systémique permet d’aller au delà de la question « est-ce que l’activité marche » ?
Il s’agit de mettre en place un système qui dirige l’entreprise, et les employés auront pour rôle de faire tourner le système. C’est une logique de normalisation, de discipline, d’ordre, de méthodes. Tout comme le choix d’un système d’exploitation sur un ordinateur (Windows, Mac OS ou Linux) définit certaines règles et détermine la façon de travailler des utilisateurs.
Quels avantages à considérer l’entreprise comme un modèle, comme un système ?
- C’est rassurant pour les clients, les employés, les fournisseurs, car si on applique toujours le même modèle, ces acteurs percevront de la constance, de la régularité, de la sécurité. Les clients y trouvent une expérience cohérente et une qualité de service uniforme.
- Le modèle est conçu pour être utilisé par des personnes sans nécessairement beaucoup de compétences au démarrage : les actions et rôles sont clairement formalisés, décomposés, explicités pour favoriser la continuité et le développement de l’activité.
- Toutes les tâches du système sont décrites (consignes, mode d’emploi, …) dans le Manuel d’utilisation de l’entreprise, sorte de guide global qui explicite les méthodes et procédures pour être le plus efficace.
- Cette approche offre une structure claire pour tous : « Une entreprise qui parait ordonnée dit à votre clientèle que vos employés savent ce qu’ils font. »
Et c’est dès le lancement de l’entreprise que cette approche système doit se conscientiser, se mettre en place et s’incarner à tous les niveaux.
Les étapes du développement d’entreprise
En préambule, Gerber insiste sur le fait que l’entreprise, ce n’est pas le chef d’entreprise. « Vous ne devez pas avoir peur de perdre votre entreprise ! »*
Des critères simples et factuels comme objectifs stratégiques
Une entreprise se développe autour d’un but principal à partir duquel se construit un ou des objectifs stratégiques, qui ne sont pas les objectifs de vie du chef d’entreprise, mais ceux d’une entité propre qu’est l’entreprise.
L’objectif stratégique se décompose en critères simples, objectifs, factuels. Des critères économiques et financiers (chiffre d’affaires, rémunération). Mais aussi des critères sur la structure de l’entreprise elle-même et de son potentiel de revente : Combien voulez-vous vendre l’entreprise à la fin du projet ? et quand ? Dans 3, 5, 10 ans ? Enfin des critères propres à la culture de l’entreprise, à l’orientation choisie, à l’expérience qui y sera vécue par les collaborateurs comme par les clients.
Tester, évaluer et figer les méthodes qui marchent
L’auteur définit 3 phases de développement dans The E-Myth pour tester et pérenniser des méthodes qui fonctionnent dans l’entreprise.
- Innovation : La créativité, c’est avoir l’idée de nouvelles choses, de nouveaux projets. A l’inverse, l’innovation, c’est mettre en oeuvre, créer concrètement ces nouvelles choses. Ça peut être de « petites » innovations du quotidien. Mais l’innovation doit toujours tenir compte du client et conduire l’entreprise à l’essentiel. Quel est le meilleur moyen de faire ceci ? L’innovation est une compétence qui fait partie de la culture d’entreprise.
- Quantification : des chiffres pour mesure l’impact d’une innovation, son intérêt, son efficacité. La quantification, c’est la mise en place d’indicateurs, d’un protocole de test. Il faut alors être clair sur la question à laquelle on veut répondre et sur les méthodes d’évaluation des résultats.
- Orchestration : si les nouvelles approches sont concluantes, si elles sont plus efficaces que les autres méthodes pour atteindre les objectifs spécifiques de l’entreprise, il faut que ces méthodes soient utilisées par tous de la meilleure façon. L’orchestration consiste alors à réorganiser l’entreprise et ses méthodes pour intégrer les nouvelles pratiques validées et éliminer celles qui ne sont plus d’actualité. Il s’agit de définir une façon unique de mener une activité. Le système doit fournir le vecteur favorisant la prévisibilité pour donner au client ce qu’il souhaite à chaque fois.
La stratégie opérationnelle : un organigramme même pour une toute petite entreprise
La polyvalence des chefs d’entreprise dans les toutes petites entreprises est indispensable au démarrage. Mais l’auteur propose de mettre rapidement en place un organigramme séparant les différents rôles, les différentes fonctions dans l’entreprise.
Même si elles sont réalisées à ce stade par la même personne.
Ca permet de clarifier les différentes casquettes : technicien, manager ou entrepreneur. Faire, organiser, rêver.
Dans quel cas on travaille DANS l’entreprise (en tant qu’opérateur ou manager), et dans quel cas on travaille SUR l’entreprise, en définissant la vision stratégique.
L’organigramme va avec la structuration des fiches de postes. Quand je réalise une tâche opérationnelle, je peux, par le processus Innovation/Quantification/Orchestration, l’améliorer et la définir précisément par écrit. Grâce à cette rigueur, l’embauche d’un.e salarié.e pour déléguer certaines fonctions est facilitée : on sait ce que l’on attend de la personne et on sait comment la former rapidement.
En conclusion : tout systématiser pour laisser l’humain s’exprimer
L’approche de Gerber peut sembler mécanique et froide. Il propose de tout définir, tout systématiser, tout structurer, de supprimer la liberté d’agir. Cette approche peut déshumaniser l’entreprise, rendre les opérateurs purement exécutant.
Mais l’auteur ne le voit pas comme ça. Pour lui, tous ces systèmes sont au service d’une cause plus grande, le but principal pour lequel a été créé l’entreprise, sa mission. Définir des règles et une organisation rigide et flexible est alors un moyen de s’assurer que tout le monde travaille au mieux pour le but commun, que les engrenages sont parfaitement huilés. Et que clients, partenaires et collaborateurs puissent faire l’expérience de l’objectif de l’entreprise, quelque soit le niveau d’engagement et d’ancienneté. Car les méthodes sont écrites, structurées et permettent à tous d’aller plus vite à un fonctionnement harmonieux.
Toutes ces règles ne sont que les règles d’un jeu cohérent, où les joueurs doivent gagner au quotidien ! Un jeu dans lequel on peut changer les tactiques, mais pas la stratégie. Un jeu suffisamment ambitieux et motivant pour que les joueurs aient profondément envie d’y jouer.
Deuxième conclusion : réinterprétation agricole !
J’ai eu envie de partager la lecture de ce livre sur le blog, car les théories de Michael Gerber font écho à plusieurs sujets dans les filières agricoles actuelles. Et voici quelques interprétations actuelles :
L’agriculteur décide seul
Dans le monde agricole, de nombreux auteurs (cf ma thèse !) ont travaillé sur la prise de décision. Et contrairement à de grosses entreprises où les différents niveaux de décision sont séparés entre différents services, dans les fermes, les producteurs portent individuellement tous les niveaux de décision en même temps (stratégique, tactique, opérationnel).
Et ces niveaux de décisions, à court ou long terme, engageant ou non, se confondent, se mélangent parfois. En tout cas, les décisions ne sont toujours conscientisées comme étant opérationnelles ou stratégiques. L’approche de Gerber invite donc à prendre du recul et à poser par écrit les méthodes de travail et de décision, et à mettre en place des protocoles de test de nouvelles pratiques pour améliorer l’efficacité de la production.
Et ce, même si on reste petit ! On n’est pas obligé de grandir, mais la prise de recul est intéressante pour progresser et ne pas s’épuiser.
Prototype de franchise et agriculture urbaine
Michael Gerber met en avant le principe de la franchise (à la McDonald’s) en proposant que toute nouvelle entreprise soit pensée comme la première entité d’un future grand groupe, le modèle d’une franchise à grande échelle. L’entreprise et ses méthodes deviennent le produit à commercialiser.
Ça m’évoque la logique de nombreux projets d’agriculture urbaine, dont la ferme productive est souvent pensée comme un prototype, un pilote pour démontrer 1) la pertinence du nouveau modèle proposé par l’entreprise (technicité, viabilité, innovation, …) et 2) la capacité de l’entreprise à vendre le modèle et à réaliser du conseil basé sur cette expérience.
Mais actuellement, rares sont les projets qui ont pu réellement essaimer. Les faibles marges agricoles, la nécessité du recours aux aides agricoles dans de nombreux cas et le manque d’attractivité des métiers de production (pénibilité, faible rémunération) ont fait couler beaucoup de projets agri-urbains avant qu’ils n’aient pu tenir les promesses annoncées.
On l’a bien vu dans le projet Européen Groof (Greenhouses for CO2 Reduction on Roofs). La plupart des projets de serres urbaines en toitures (qui sont des projets longs, coûteux et complexes) étaient portés par des structures anciennes et solides financièrement – entreprises, universités, centres de formation, etc. – capables de gérer le risque sur ces projets à faible marge. Et ce malgré des subventions européennes.
Les modèles collectives/coopératifs, une réponse agricole ?
L’auteur insiste sur l’enjeu de créer une entreprise qui fonctionne, non pas grâce à nous, mais aussi sans nous ! Ce qui implique de pouvoir déléguer une partie des tâches et de faire grossir sont équipe. Pas toujours évident quand on est seul et que la rentabilité agricole, surtout au démarrage, ne permet pas de recruter une main d’œuvre autonome et motivée.
C’est là que je vois l’intérêt des installations en collectif, sous des formes classiques (GAEC, EARL, …) ou dans des formes coopératives (SCOP, SCIC, …). On peut appliquer facilement le raisonnement de M. Gerber dans une entreprise collective avec un organigramme, une mutualisation poussée, une gouvernance adaptée.
Le fonctionnement en collectif force à se poser la question d’où on va ensemble ? comment on avance ? et qui le fait ? Donc à séparer des fonctions, des rôles, des responsabilités que l’on conscientise moins quand on est seul. Pour que le collectif fonctionne, on se doit de passer du temps à regarder et à échanger sur comment l’entreprise fonctionne.
The E-Myth se lit très vite et offre un bon pas de côté sur la vision classique de l’entreprise. Jetez-y un oeil !